Philippe Carrese

Le cercle des poètes distordus (nouvelle nouvelle)

Nouvelle originale parue en octobre 2014 dans le dossier écrit par Nathania Cahen pour le supplément de l’Express sur la littérature marseillaise.

ecrivain

Ryan jubilait. Le moment était solennel. Bon, d’accord, Ryan ne savait pas écrire « solennel ». Pas grave, il n’aurait de toute façon pas utilisé ce mot, il n’en connaissait pas la signification.

Ryan a toujours eu un problème avec l’orthographe. Avec la grammaire aussi. Avec l’usage de la langue de Molière en général (Molière qui n’est pas un rappeur célèbre de la Courneuve). C’est atavique (qui n’est pas un gros mot). Depuis sa naissance, ces problèmes d’usage du Français le poursuivent. Son père, à la Mairie du 13/14, voulait le déclarer « Raillanne ». L’employé municipal chargé des registres aurait pu l’enregistrer sans sourciller si une stagiaire originaire des basses-alpes n’avait pas tiqué (Reillane, 04). Après avoir consulté un récent exemplaire de « Closer », elle avait trouvé deux ou trois vedettes du moment qui se prénommaient « Ryan ». C’était sans doute la bonne orthographe.

Les premières années de Ryan étaient marquées du sceau de la déroute scolaire (pour le sceau, c’est pareil). Après avoir redoublé la plupart des classes du primaire, son entrée au collège avait précipité le malaise. Ryan s’était pris le chou avec son professeur de français, à cause de Mil’ Zoula, ce putain de la con de ses os de Mil’ Zoula et son curé, là, Labémouret (le climax du drame avait eu lieu autour du mot « ecclésiastique »). Viré de la classe parce qu’il avait demandé à l’enseignante d’aller niquer sa mère, ce qui ne lui semblait pourtant ni grossier, ni injurieux, vu les récentes explications sur le langage soutenu, le langage familier et l’usage littéraire… Ryan allait prendre sa revanche. Il allait montrer au monde entier que lui aussi pouvait être un écrivain (le monde entier se résumant aux cités situées entre les Flamants et la Batarelle), un auteur reconnu, un peu comme ce Mil’ Zoula de la con de sa sœur, et pas besoin de ce looser de Labémouret.

Ryan avait déniché le seul mur du quartier immaculé, exempt de tags brouillons et de graffitis dégoulinants. Le superbe pignon couleur crème de ce bâtiment flambant neuf s’offrait comme la toile vierge d’un peintre. Il avait échangé deux bombes de peintures contre une barrette de shit et s’apprêtait à coucher son œuvre sur le ciment des façades, tel un poète maudit (Là aussi, Ryan… Par exemple, La Fontaine n’est pas un poète maudit, c’est juste un moralisateur pénible, sinon c’est aussi le distributeur d’eau potable à l’entrée du bureau du proviseur).

Ryan avait beaucoup réfléchi à la teneur de sa prose. Écrire quelques phrases qui rimaient grave, comme dans les chansons de Soprano, ça aurait été grandiose. Mais pour user de la rime, il faut au moins pondre deux lignes. Il n’en avait trouvé que le début d’une : « Jé le seum com dé gadjo marsayé », et n’en trouvait pas le pendant. Après quelques minutes de concentration, Ryan s’est décidé à au moins inscrire dans le panthéon des artistes de la rue son nom et son ambition pour l’éternité. Il a secoué la bombe jaune paille, a commencé à écrire « Ryan », mais le jaune clair sur le blanc, comment dire… Ryan n’avait jamais suivi les cours d’art graphique du collège, et il lui manquait quelques bases. Il a empoigné la bombe vert fluo, a tagué « Ryan le plu for cé moi ». Il a reculé de quelques pas pour juger de l’effet visuel. Il jubilait. Le flic qui l’a serré à ce moment-là aussi.

Depuis, une grande pancarte vissée contre le mur tagué recouvre la prose maladroite de Ryan, elle énonce ces mots pas totalement dénués de poésie urbaine : « Ici, prochainement, extension du commissariat du XIVème arrondissement ».

Philippe Carrese (septembre 2014)

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Dans : Actualités, Littérature

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