Parano & Angelo
nov 2, 2011
Chronique parue dans « L’express » du 17/10/2011
Parano et Angelo (fable maritime marseillaise)
Parano et Angelo sont dans un bateau. Ça tombe bien, la marine, on connaît bien le sujet, chez nous, à Marseille. Donc Angelo et Parano…
À tribord (sur la droite, si tu es pas habitué à la sémantique navale), Parano s’agite, se désespère, râle, se prépare à la mutinerie générale, au sabordage du siècle. Parano a peur, de tout. C’est sa philosophie, son fond de commerce. Et il s’est pris à son propre jeu, il n’ose plus mettre un pied sur le pont désert, de peur d’apercevoir d’hypothétiques pirates (des Maures, surtout… terribles, les Maures) rodant à quelques encablures du navire. Parano a les yeux plutôt braqués vers les bassins de la Joliette que sur Malmousque (normal, y’a moins de Maures à Malmousque).
À bâbord (sur la gauche, donc…), Angelo observe avec une attention bienveillante les soutiers qui se démènent dans les cales, ils sont tellement exotiques. L’histoire du bateau a été écrite autour de ces passagers embarqués au fil des escales. Sauf que les générations précédentes sont arrivées à force de patience et de travail à occuper un transat au soleil sur les ponts supérieurs. Ceux d’aujourd’hui n’y ont plus accès. Dans la cale, c’est une jungle sauvage (c’est pas un terme maritime, tu peux remplacer par « bordel », si tu veux). Lorsque, pour ne pas culpabiliser, il contemple la rive, Angelo regarde plutôt vers Malmousque. Normal, il y habite (je te l’ai déjà dit, y’a moins de Maures à Malmousque).
L’embarcation dérive au milieu d’une des plus belles rades du monde (sans déconner, Marseille est vraiment une des plus belles rades du monde). L’équipage, les fesses serrées, la main sur les bouées, attend la prochaine tempête pour tenter de comprendre le sens du vent. Ils devraient anticiper, ils sont sur le pont pour ça, en principe. On les sent plus affairés à se réserver des canots de sauvetage qu’à veiller au bon déroulement de la navigation. La coque est endommagée, par manque d’entretien, par négligence, par méconnaissance. Ça fuit de tous les bords. Il faudrait commencer par écoper, mener le navire au carénage. Trop onéreux. Le cercle est vicieux : les passagers ne paient pas assez cher mais les tarifs des croisières sont bas à cause de l’état du bâtiment (vicieux, je te dis). Mais qu’on se rassure, le Bosco (tu peux remplacer Bosco par Préfet de Police, ça marche pareil) a été viré. Un officier marinier tout neuf est à la manoeuvre. On le virera au prochain matelot qui tombera à l’eau, c’est pas un soucis
Las, le capitaine s’accroche au bastingage. Il y a cru, il s’est laissé déborder par la rude réalité, il a perdu le cap. Les matelots invoquent l’histoire : le bâtiment flotte tant bien que mal depuis vingt-six siècles, pourquoi coulerait-il aujourd’hui ? Du fond des cales aux cabines de luxe, les passagers se sentent abandonnés. Du plus haut pont aux dernières coursives, tous sont plombés par le déficit d’ambition, le manque d’enthousiasme et l’absence de visibilité.
Parano s’agite, Angelo s’indigne, ils gênent à la manoeuvre… L’angélisme, la paranoïa… La réalité est tellement plus complexe. Vu du quai, difficile de se rendre compte. Mieux vaut vivre à bord pour apprécier l’enchevêtrement des problèmes, s’y retrouver dans l’empilement de ce mille-feuille infernal de chausse-trappes, faire la part des égos, des pouvoirs, des réseaux, cerner les petites arnaques entre corsaires, découvrir les gros arrangements entre flibustiers. Qui redonnera le bon cap ? Qui règlera les mutineries qui pointent ? Qui enseignera la navigation aux nouveaux arrivants ? Parano et Angelo sont sur leur bateau, vivement qu’ils tombent à l’eau. Et que ce navire respectable puisse repartir croiser sur les eaux troublées d’un monde moderne en pleine mutation.
Philippe Carrese, octobre 2011