Textes courts… Pitalugue 2
jan 21, 2010
Texte paru dans l’hebdomadaire le Pavé en 1998… Aujourd’hui, le Ferry Boat inauguré en début de semaine dernière ne peut pas traverser le Vieux Port les jours de mistral, il ne tient pas sur mauvaise mer…
Alors que Titanic sort en vidéo à grand renfort de publicité, des scénaristes planchent sur la suite du plus grand film, le plus mieux de tous les temps du monde de l’Amérique de l’univers. L’auteur réalisateur marseillais Philippe Carrese s’est lui aussi penché sur le problème des catastrophes maritimes et cinématographiques à grand spectacle. Voici sa version…
“PITALUGUE 2”
Alors qu’à l’autre bout du Vieux Port, l’expédition “Pastaga 2000” rentre glorieuse de sa mission polaire, les édiles surexcités de la municipalité marseillaise s’apprêtent à lancer en grandes pompes le “Pitalugue 2”, prototype révolutionnaire de F.B.G.V, Ferry Boat à Grande Vitesse. Devant la mairie, la presse enthousiaste s’agglutine autour du premier magistrat de la ville qui entame, ému, son discours tant attendu. Le navire est là, encore amarré au quai d’honneur. Pour son voyage inaugural, le ferry est chargé (trop chargé, c’est là un des noeuds du drame) d’invités prestigieux: des notables de la cité, quelques sommités du monde économique local, l’orchestre philharmonique de l’opéra au grand complet et trois invités-surprise.
Nordine Benali, beau, jeune et richissime avocat d’affaire est lui aussi du voyage, mais on le sent tendu. En effet, Jeannette, la jeune poissonnière qu’il a récemment séduite et abandonnée enceinte a pu embarquer elle aussi, à l’insu d’un service d’ordre trop occupé avec un buffet campagnard à base d’aïoli à l’ancienne. Jeannette cherche fébrilement Nordine parmi les passagers entassés sur le pont.
En tenu d’apparat, Joseph Molinari dit “Zé”, le sémillant commandant fraîchement promulgué à ce poste prestigieux (c’est là le second noeud de ce drame, il était jusque là chauffeur de bus sur une ligne à risque entre les Aygalades et Saint Antoine) fait vrombir le puissant moteur et sonner la sirène du Ferry Boat. Des invités désobligeants exultent quelques remarques déplacées:
- Oh fan, Zé’! Il fait de l’aréophagie, ton klaxon?
- Cheudecon, Zé! Ti’as vu qu’ils t’ont pas mis de volant, sur ton rafiot!
Sous les clameurs enthousiastes de la foule réunie sur le quai de la mairie, une bouteille de Bordeaux millésimé est sacrifiée sur la coque du “Pitalugue 2” qui s’élance enfin pour sa traversée inaugurale du Lacydon. Les sourcils épais du beau Nordine se froncent imperceptiblement. Le jeune avocat se tourne vers son plus proche voisin, un vieux notaire albinos et presque aveugle:
- Mon dieu, ils ont baptisé le bateau avec du Bordeaux frelaté, pas avec du Rosé de Provence, comme le veut la tradition. Nous sommes tous maudits.
- On s’en cague! lui répond le notaire. Ça schlingue la vieille morue, ici. Vous trouvez pas?
Dans le brouhaha, Nordine perçoit la voix haut perchée de la petite poissonnière désespérée:
- La con de tes morts, Nordine! Je te chope, je te casse la bouche!
Sans même s’accorder (ce sont les effets pervers de l’aïoli à l’ancienne) l’orchestre symphonique attaque une intro endiablée. Les invités-surprise sortent de la cale en dansant. Jeannette retrouve instantanément le sourire en découvrant ses idoles: les “2 be 3” sont là, en chair et en os.
Un cri terrorisé du commandant Molinari stoppe net les effusions sonores à bord. Un énorme iceberg se profile droit devant eux.
- Oh putain! “Pastaga 2000”! J’y pensais plus.
Le commandant cherche désespérément la barre de son navire pour en dévier la trajectoire. Sans espoir, il n’y en a pas. “Grossière erreur de conception”, expliqueront plus tard les experts en catastrophes navales. “Tout confier aux chantiers navals privés, c’est des conneries!”, s’exclameront peu après les élus locaux. Mais trop tard. La collision avec l’expédition “Pastaga 2000” est inévitable. Une idée pourtant originale, à la base, sponsorisée par un riche limonadier marseillais, et destinée à fournir en glaçons authentiques les bars et cafés implantés autour du Vieux Port. Partie un an plus tôt chercher un morceau de banquise pour la remorquer jusqu’à la cité phocéenne, “Pastaga 2000” ne pouvait plus mal tomber. Le choc est dément. Les plus chanceux rejoignent le quai des belges à la nage alors que Zé, le valeureux commandant, hurle “Mon vier, madame Olivier!”, que les “2 be 3” persistent à chanter “Partir un jour” accompagnés du pupitre de cuivres de l’opéra (les autres avaient plongé avant même la collision), que le limonadier se désespère sur le quai de Rive Neuve devant son glaçon géant qui fond à toute allure, que les élus, hypocrites, restés autour de la tribune d’honneur, détournent leur attention vers le discours interminable du maire et qu’un camion de la voirie vient en catastrophe évacuer le buffet campagnard, laissant le dernier mortier d’Aïoli à l’ancienne en plein soleil.(notons au passage que cette astuce de scénario permet la conception du film catastrophe suivant)
Les pieds enragués dans la vase du vieux port, le beau Nordine (c’est lui, le vrai noeud de l’histoire) se laisse couler plutôt que d’affronter les reproches et les effluves insoutenables de la petite Jeannette. Accroché à la même bouée qu’elle, le vieux notaire albinos meurt d’un arrêt cardiaque en soupirant “c’était donc ça, l’odeur!”. Délaissée mais libérée, Jeannette se précipite d’un crawl gracieux vers le plus costaud des “2 be 3” en criant:
- Ho blond! Attends moi, on va aller furer ailleurs!
Le “Pitalugue 2”, premier Ferry Boat à grande vitesse disparaît dans les eaux boueuses du Lacydon.
Cette production s’annonce comme une des plus délicates et des plus audacieuses de toutes celles mises en oeuvre à ce jour. D’une durée de quatre heures et demi (c’est la durée du discours du maire, à tourner en temps réel), plusieurs sommités du grand écran ont renoncé à se lancer dans l’entreprise. James Cameron a émis des réserves sérieuses quant au look des Ferry Boat proposés (ça, c’est les chantiers navals publics). Kennait Brannagh a refusé, son nom étant mal orthographié. Robert Guédiguian a déclaré: ”Si vous me faites pas une adaptation qui se passe dans le port de l’Estaque, je le fais pas!”.
Le casting est en cours. Bruce Willis est tenté par le rôle du maire (un rôle difficile (sic)). Patrick Timsit a refusé le rôle de Jeannette à cause de l’odeur. Un directeur de casting a tout de même proposé le petit Jordi pour le rôle de Zé’, le vieux capitaine. Parce que le temps que cette production voit le jour…
Philippe Carrese . Octobre 1998
Ce texte est paru dans l’hebdomadaire “LE PAVÉ DE MARSEILLE”, en novembre 98